8 août 2021

Prendre ses responsabilités

Par Philippe

ou « Ai-je le droit décrire ? »

Je ne peux pas avoir écrit moi-même ce que j’écris.

« Si l’écrivain fait de la littérature, c’est-à-dire s’il écrit, c’est parce qu’il assume la fonction de perpétuer, dans un monde où la liberté est toujours menacée, l’affirmation de la liberté et l’appel de la liberté.
Un écrivain qui ne se place pas sur ce terrain est coupable ; non seulement il est coupable, mais il cesse bientôt d’être écrivain »
Jean-Paul Sartre, La Responsabilité de l’écrivain *

Je me sens obligé (par qui ? Par quoi ?) de préciser en préambule que je ne suis pas un thuriféraire de l’œuvre de Jean-Paul Sartre. On pourrait aussi gloser longuement sur le fait qu’il écrive ceci en 1946 alors que son attitude sous l’Occupation peut être jugée ambiguë. Mais qui sait ce qu’il aurait fait ou pu faire à cette époque ? Sans vouloir comparer les périodes historiques et sans vouloir porter d’accusations envers quiconque (hypocrite, va !), il me semble que, ce que Sartre postulait au sortir de ces années sombres, refait sens aujourd’hui.

L’affirmation de Sartre me permet de me revendiquer « écrivain ». Ma naissance dans un milieu ouvrier pauvre m’a accablé de complexes. Ma mère, quand je me montrais trop fier à son goût, ne cessait pas de me rappeler que je n’étais qu’un fils d’ouvrier. Je suis encore traumatisé aujourd’hui par sa réaction un jour que je rentrais de la librairie Rimbaud de Charleville-Mézières – alors en classe de Première, j’avais fait le voyage en train, 50 kilomètres, et j’y avais épuisé le malheureux argent de poche que je possédais. Elle prit les livres dans ses mains, les tourna et les retourna, feignit de lire les quatrièmes de couverture avant de s’exclamer : « Qu’est ce que tu as acheté encore comme conneries ? ». Mais, c’est à l’école, au collège en Cinquième, je crois, que je connus ma première humiliation quand je lus sur ma copie le commentaire de la professeur de français : « Méphistophélès n’est pas de vous. ». Elle employa une métaphore que j’ai oubliée (« Le génie merveilleux ? ») pour désigner ce suppôt de Satan que j’avais découvert en lettres et en image dans un dictionnaire Larousse de 1905 que ma grand-mère avait acheté dans une salle de vente et qu’elle m’avait offert. J’étais fasciné et effrayé par le personnage que j’avais croisé au hasard lors d’un de ces feuilletages compulsifs auquel je soumettais les dictionnaires des heures durant. Je ne compris pas la métaphore de la professeur, je ne compris ce qu’elle voulait dire, je compris encore moins cette note de 8/20 dont je me souviens encore quarante ans après. Déconcerté, je levais le doigt pour demander des explications. La professeur me dit que je n’avais pas écrit ce texte moi-même, que quelqu’un chez moi, un adulte l’avait écrit à ma place. J’étais indigné. « Venez chez moi, vous verrez que personne n’a pu écrire cela », lui répondis-je. Elle ne voulut rien entendre. J’étais furieux. L’école me faisait subir une première injustice. L’école me traitait de menteur, d’escroc, d’imposteur. Je ne pouvais pas avoir écrit moi-même ce que j’avais écrit.

Encore aujourd’hui quand j’écris, consciemment ou inconsciemment, j’entends toujours la sentence de ma professeur de Cinquième. Je l’entends comme Brel entend la voix de son adjudant :

Je jure sur la tête de ma première vérole
Que cette voix depuis je l’entends tout le temps
Au suivant au suivant
(…)
Et depuis chaque femme à l’heure de succomber
Entre mes bras trop maigres semble me murmurer
Au suivant au suivant

Bien que le sujet ne soit pas le même… Mais en es-tu bien sûr ? Ne sont-ce pas des femmes qui ont tapé sur ta main qui écrivait comme elles tapent sur la main du garçon qui se touche là où le diable, il paraît, aime prendre ses quartiers ? Des femmes qui avaient bien des allures de l’adjudant de Brel. Je demande pardon à ma mère qui n’a pas mérité ça !

Ce n’est donc pas en écrivant que je pourrai devenir écrivain. Je le deviendrai, je m’affirmerai écrivain péremptoirement, en me targuant de vouloir assumer la fonction de perpétuation de la liberté qui incombe à l’écrivain. Je deviendrai écrivain parce que je suis libre. Je n’irai pas demander l’adoubement du côté du Quartier latin. Comme aucun écrivain français contemporain ne semble vouloir l’assumer, je dérobe le drapeau de la liberté. Mais est-ce bien un vol puisque personne n’en veut ? Je pense qu’aucun écrivain contemporain n’a conscience de ses responsabilités. Il n’en veut surtout aucune ! Il veut bien cotiser à la caisse de retraite, prendre les subventions, se prélasser dans les résidences d’écriture mais se préoccuper de la liberté… Alors, quand il s’agit de la défendre ! Il veut bien réclamer ses droits mais qu’on ne lui rappelle pas ses devoirs ! Je sais qu’il y a quelques exceptions mais il faut les chercher du côté des parias que l’on a ostracisés avant, bien avant que la tyrannie ne referme ses sales pattes sur la liberté. « Plus l’idéologie est forte dans les classes dirigeantes, moins l’écrivain, qui est toujours en liaison avec les classes dirigeantes, a de responsabilités, plus il a tendance à être simplement le gardien de cette idéologie se donne toujours pour éternelle, il est bien évident qu’il va être contemplateur de valeurs éternelles ». J’attends des écrivains qu’ils contredisent Sartre, qu’ils me contredisent, qu’ils viennent me faire ravaler mon arrogance. Cette arrogance qui est le fruit de la trop grande humilité à laquelle on a voulu me soumettre, à laquelle je me suis soumis, à laquelle j’étais encore soumis hier et qui est son antidote.

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* Jean-Paul Sartre, La Responsabilité de l’écrivain, éditions Verdier, 1998. Note de l’éditeur : « En novembre 1946, à Paris, eut lieu la première session de la Conférence générale de l’Unesco. La Responsabilité de l’écrivain et le texte intégral de la contribution de Jean-Paul Sartre. » Étonnamment, ce livre n’est plus au catalogue des éditions Verdier. Il n’est même pas mentionné comme épuisé.

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