21 juin 2023

Dans mes rêves les plus fous 10

Par Philippe

Terroriste ! Ou comment j’ai rencontré Theodor Kaczynski

Il faut prendre des leçons d’abîme !
Jules Verne, Voyage au centre de la terre.

  • Terroriste !

J’entendis l’interpellation dans mon dos sans y prêter attention.

  • Menestret, vous êtes un terroriste !

Il n’y avait pas de doute, c’était bien à moi que mon professeur de français de Première s’adressait. Je me retournai et découvris son regard hilare. Je fus étonné que le terroriste que j’étais ne le terrorisât pas. Un terroriste, dans la vision simpliste, pour ne pas dire simplette, que j’en avais à l’époque était quelqu’un qui déposait une bombe dans un lieu public et s’enfuyait avant qu’elle n’explosât. Je ne me souvenais pas avoir posé une bombe où que ce fût. Et j’étais certain de ne pas l’avoir égarée, et encore moins dans la salle du cours de Français, seul endroit à mon avis où mon professeur aurait pu la découvrir. Ou l’aurais-je trouvée, cette bombe, d’ailleurs ? Qui me l’aurait fournie ? J’étais un très mauvais bricoleur et j’avais beaucoup de mal à faire mien le raisonnement technicien tant que je fus toujours incapable d’apprendre – aujourd’hui encore j’ai dû vérifier sur internet ! – si un circuit électrique laissait passer le courant quand il était ouvert ou fermé. Difficile pour moi de concevoir que ça passe quand c’est fermé ! Question de logique de base ! Alors imaginez-moi construisant une bombe, et même avec l’aide d’internet. (Il paraît qu’on trouve tous les tutoriels possibles et même les plus incroyables sur le dark web). Allez ! Osons l’absurde ! Imaginons un instant que je me sois procuré tous les matériaux et produits, tous les ustensiles et accessoires nécessaires à la fabrication d’une bombe : seul un malencontreux hasard, alors que confronté à mon incapacité et à bout de nerfs je jetai tout à la poubelle, aurait pu provoquer une explosion, et nul doute qu’elle eût été sans gravité car j’aurais pris soin d’acheter un kit de bombinette. Ma bombe aurait été à l’histoire du terrorisme ce que la cuisine d’une maison de poupée est à l’histoire de la gastronomie. Surtout, ce que mon professeur de français ne savait pas – mais comment aurait-il pu le savoir, lui, le fils d’une grande famille bourgeoise, catholique et pratiquant, avec son air de ravi de la crèche qu’il affichait presque sans désemparer – que chez les communistes on condamnait fermement le terrorisme. Mon père ne se sentait aucune affinité avec les membres d’Action directe qui sévissaient dans ces années quatre-vingt. Qu’ils pussent se qualifier de communistes lui répugnait beaucoup. Cela desservait la cause des ouvriers. Mon père était légaliste et vilipendait tout autant les briseurs de machines. Il fallait d’abord bien faire son travail, quel qu’il fût, avant de réclamer davantage de ses fruits. Je partageais sa conception de la décence et de l’honneur à tel point que, pendant longtemps, je jugeais très mal tout paresseux. Je ne pouvais pas m’empêcher d’être irrité, déçu par l’ami qui allait voir le médecin afin qu’il lui délivrât un arrêt de travail de complaisance. Mon père, c’était le Lantier de Germinal, et tous ceux qui espéraient s’en tirer d’une manière individualiste étaient plus ou moins, selon la méthode qu’ils utilisaient, des Souvarine, des terroristes, des nihilistes qui faisaient plus de mal que de bien à la cause prolétarienne.

Et quand le troupeau vaincu reprend le chemin de la fosse, ce Souvarine qui avait eu de grosses larmes devant sa lapine Pologne mise en ragoût, décide froidement de supprimer le Voreux et tout ce qu’il contient, choses, bêtes et hommes, en y précipitant les eaux d’une mer souterraine. Il accomplit cette œuvre de témérité folle, dans une fureur de destruction où il risque vingt fois sa vie. Et lorsque le torrent envahit la mine, lorsque tout s’effondre sur la poignée de misérables agonisant au fond, Souvarine jette sa dernière cigarette et s’éloigne sans un regard en arrière, allant, de son air tranquille, à l’extermination, vers l’inconnu.

Germinal était l’un des deux premiers livres que j’achetais avec L’Insurgé de Vallès. Je ne le lus que plus tard, bien après l’Insurgé que j’avais lu avant de rencontrer le professeur qui me traitait de terroriste. Je le sais parce que je me souviens de ne pas l’avoir mis dans la liste de livres que ce professeur nous demandait de faire. Il s’agissait de choisir trois livres parmi les œuvres qui nous avait marqués, en écartant nos lectures d’enfance. J’étais un peu paniqué car j’avais peur de passer pour un idiot aux yeux du professeur si je mentionnais un livre d’anticipation ou bien quelque Agatha Christie qui étaient mes lectures du moment. C’étaient les livres que mon père apportait de la bibliothèque qu’il avait créée au sein de l’usine et que le Comité d’entreprise finançait. Je lisais ce que mon père lisait et il ne me semblait pas qu’ils fussent à considérer comme des ouvrages de littérature. D’ailleurs, c’était quoi la littérature ? Je n’en savais rien ! J’écartais aussi Jules Verne qui était une lecture trop lointaine, une lecture d’enfance : ah ! Si j’avais connu alors la passion de Julien Gracq pour Jules Verne… Julien Gracq dont le Balcon en forêt était situé dans les Ardennes et que le professeur avait lu un peu avant de venir se perdre dans notre contrée qui lui parut lointaine et sauvage et qu’il découvrit grâce à ce roman dont l’inaction se déroule à Monthermé (Moriarmé dans le livre), petit ville qui se trouve à une quarantaine de kilomètres de Givet. 1939, ce sont les premiers mois de ce que l’on appellera la drôle de guerre. Période de suspens, d’attente particulièrement dans les Ardennes où l’aspirant Grange a pour mission d’arrêter les blindés allemands si une attaque se produisait. A la fois île déserte et avant-poste sur le front de la Meuse où montent des signes inquiétants, nous dit la présentation de l’éditeur1. Je ne voulais pas mentir non plus en plaçant en deuxième l’un des romans d’Alexandre Dumas qui se trouvait dans la bibliothèque de mon père parce que je n’avais jamais pu terminer la lecture du Vicomte de Bragelonne ou de Vingt ans après, ces prétendus beaux-livres de l’éditeur Jean de Bonnot dont les dos2 débossés à l’encre doré s’effaçaient petit à petit. Les romans de cape et d’épée ne m’avaient jamais intéressés ; les aventures de Dartagnan me paraissaient bien insipides alors que je revenais – mais en fait je n’en revenais pas, je n’en étais pas sorti – de mon voyage au centre de la terre avec Axel Lindenbrock : il est là certainement mon rêve le plus fou, j’en ai déjà parlé, mais j’insiste et je me répéterai souvent jusqu’à ce que j’y retourne peut-être. Je me suis procuré il y a peu une édition numérique de l’ouvrage mais j’hésite à me lancer dans la lecture, de peur d’être désabusé, je n’ai plus besoin de désillusions et la littérature est le seul motif humain qui ne m’a jamais déçu. Mais le risque est-il réel puisque « Gracq atteste bien de sa fidélité à l’émotion ressentie la « première fois », que ne peut attaquer l’usure de l’existence : achetant avec délices la republication des Voyages extraordinaires en Livre de poche dans les années soixante-dix – avec l’indispensable illustration des anciens Hetzel –, il constate qu’en dépit du jugement esthético-littéraire de l’adulte (qui s’interpose comme un filtre), l’enchantement de la pure aventure propre à l’enfance continue, pour lui, de couler de source. De même, c’est bien à cause de l’arpentage imaginaire de la planète accompli avec Verne que Louis Poirier est devenu géographe. »3Écoutons Julien Gracq lui-même : « Tout livre se nourrit […] non seulement des matériaux que lui fournit la vie, mais aussi et peut-être surtout de l’épais terreau de la littérature qui l’a précédé. Tout livre pousse sur d’autres livres, et peut-être que le génie n’est pas autre chose qu’un apport de bactéries particulières, une chimie individuelle délicate, au moyen de laquelle un esprit neuf absorbe, transforme, et finalement restitue sous une forme inédite […] l’immense matière littéraire qui lui préexiste. »4 Si Jules Verne avait résisté à la lecture critique d’un Gracq alors je n’avais rien à redouter de la mienne. Sans prétendre au génie, que fais-je d’autre dans ces rêves les plus fous que d’explorer le centre de la terre, c’est-à-dire d’aller au plus profond pour trouver la racine des choses et même la racine de la racine des choses ? Être radical comme je me pense être n’est rien d’autre que cela. Le centre de la terre, c’est le centre de la matrice, le centre de la mère, la mère symbolique et la mère réelle. Je laisserai aux adeptes de la psychanalyse la liberté d’aller fouiller plus loin là-dedans. Aller au centre de la terre, c’est pouvoir regarder les racines d’en bas, c’est pouvoir remonter les racines à partir de leur extrémité pour aller vers le haut, et non plus tirer sur les racines à partir de la surface de la terre et prendre le risque de les casser ou de n’en arracher qu’une partie et d’abandonner au sol la racine des racines. Et les racines de devenir votre ciel. Une manière radicale de remettre le monde à l’endroit !

Alors, je me répéterai tant que je n’aurai pas trouvé la racine de la racine, tant que je n’arriverai pas à voir les racines du monde par le dessous. C’est une quête impossible peut-être et qui ne finira jamais. J’avance lentement au fur et à mesure de l’écriture, de mes lectures, de mes rencontres, de mes discussions. Depuis mon retour à Givet, les matins me semblent de vrais matins. Je me suis rapproché du soleil. Je salue sa venue avec les oiseaux. Le balcon de mon appartement est orienté à l’est. Je vois le ciel rosir derrière le bouquet d’arbres situé à une centaine de mètres. Je suis de nouveau émerveillé, comme un enfant. Je prends toujours quelques minutes dorénavant pour simplement les écouter quand je ne me lève pas trop tard. Je me dis qu’un lieu où tant d’oiseaux chantent ne peut pas être un mauvais endroit pour vivre. Dans les métropoles, on oublie qu’ils existent et à la campagne ou dans cette semi-campagne où je vis, nous ne les entendons plus à force de les entendre. Si nous ne les entendons plus c’est parce qu’on a confié nos crépuscules aux machines, à la Machine. Et, j’écris cela face à une machine (mais l’impulsion de cet texte que j’ai commencé il y a plusieurs semaines a été donnée par la main). Si vous souhaitez changer quoi que ce soit au monde, ne commencez pas votre journée en appuyant sur le bouton d’une machine, ne vous faites pas réveiller par une machine. Si l’aube et le chant des oiseaux ne vous réveillent pas ce premier matin-là où vous osez snober la Machine, qu’importe ! Qu’importe si vos enfants ne vont pas à l’école ou s’y rendent en retard, si vous n’allez pas au travail. Faites-vous porter pâle. Qu’importe puisque – osez donc le reconnaître – vous faites un de ces boulots à la con, comme l’immense majorité des gens, ainsi qu’en parle David Graeber dans son livre Bullshits Jobs, un boulot voué à la Machine. J’ai cherché cela toute ma vie : comment être le plus utile aux êtres humains. Et je fais un boulot à la con, complètement voué à la Machine. Je me crois indépendant (indépendant de quoi?) alors que je suis l’un des plus grands esclaves de la Machine. « Terroriste ! » me crie la machine. C’est vrai ! Quelle ingratitude ! Cracher sur la machine qui me nourrit. C’est elle que je nourris. Oui, je me crois dans Matrix, larve humaine recroquevillée sur elle-même, enfermée dans un cocon d’où d’innombrables tuyaux enchâssés dans mon corps acheminent l’énergie nécessaire à la Matrice. Je ne suis qu’une pile pour la Machine ! Je cherche encore la voix qui me libérera de cette épouvantable tuyauterie, et je sais qu’à l’orée de ce chemin chantent les oiseaux.

Qu’il vive !5

Ce pays n’est qu’un vœu de l’esprit, un contre-sépulcre.

Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains.

La vérité attend l’aurore à côté d’une bougie. Le verre de fenêtre est négligé. Qu’importe à l’attentif.

Dans mon pays, on ne questionne pas un homme ému.

Il n’y a pas d’ombre maligne sur la barque chavirée.

Bonjour à peine, est inconnu dans mon pays.

On n’emprunte que ce qui peut se rendre augmenté.

Il y a des feuilles, beaucoup de feuilles sur les arbres de mon pays. Les branches sont libres de n’avoir pas de fruits.

On ne croit pas à la bonne foi du vainqueur.

Dans mon pays, on remercie.

C’est ce pays que René Char décrit bien mieux que moi que je cherche à l’orée de ce chemin où chantent les oiseaux.

Le poète, un terroriste ? Oui, et d’ailleurs, ainsi furent nommés les résistants de la deuxième guerre mondiale, et résistant fut René Char.

Mais, à l’évidence, ce n’est pas ce terroriste-là que mon professeur de français interpellait, et ce n’est pas seulement du terroriste que je suis dont je voulais vous parler. Cependant, ce dernier m’aide à comprendre comment on peut devenir terroriste, et je reviendrai un peu vers lui avant de m’attaquer à des figures plus consistantes que moi comme Boris Savinkov ou Theodor Kaczynski. Mon professeur de français n’avait que trente ans et cela explique peut-être son abrupte apostrophe. Il n’en connaîtra certainement jamais les conséquences à moins que je lui envoie mes écrits. J’étais terroriste sans le savoir, et si je le savais dorénavant, à partir de ce jour d’automne 1984 où j’avais seize ans, c’était parce qu’il avait prononcé ce mot. Malgré tout ce que j’ai dit ci-dessus pour démontrer que le mot de terroriste ne me seyait pas, la graine était plantée. Il faut faire attention à ce qu’on sème dans des jeunes corps qui n’ont pas besoin d’humus pour fertiliser leurs sols. L’adolescent de seize ans, du moins celui que j’étais, vivait entre les tropiques et ne connaissait pas le climat tempéré. Il est jour ou nuit, jamais entre chien et loup, il est soit bête féroce soit agneau qui présente sa gorge au boucher grimé en princesse, et, dans son ciel, le soleil se couche aussi abruptement qu’il se lève, il est immédiatement au zénith ou épave échouée au bout de l’océan. Lancez une graine dans sa nature luxuriante et elle germera, poussera dans cette forêt vierge qui semble indéfrichable, qui repousse aussi vite qu’on la coupe, et où vous serez incapable de trouver les fruits de vos semis. Je devins terroriste aussitôt que ce mot vint frapper mon dos. Innocent pervers j’avais voulu provoquer le professeur, défier le maître en réfutant tout son enseignement que j’admirais dès ce premier devoir que je lui rendais et dont le sujet m’échappe aujourd’hui. Peut-être nous avait-il demandé de commenter une citation de René Char: « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. » ? C’est possible puisque je maculais ma copie de la boue de mes gros sabots : des preuves, j’en donnerais, moi ! Je parlais du danger de l’interprétation, du « Traduttore, traditore » (traducteur, traître). Bon dieu ! Si les poètes voulaient être bien interprétés ou bien traduits, hé bien, qu’ils écrivent plus clairement. Tiens, balançais-je, Prolétaires de tous pays, unissez-vous !, c’était clair, net et précis, et je ne me laissais pas démonter par la note de mon professeur prétendant que ça aussi, c’était sujet à interprétation. Et de conclure : « Mais la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire » (Roland Barthes). Et donc se taire ?, me demandait mon professeur dans la marge de ma copie. Je ne comprenais pas ou feignis l’incompréhension et je lui demandai une explication. « Je vais jusqu’au bout de votre logique : si la langue est forcément fasciste, il ne nous reste que le choix du mutisme pour échapper à ce fascisme ».

Voilà où il situait mon terrorisme. Je voulais « empêcher de dire » parce que je n’étais pas né dans la langue. La langue que je parle, et c’est encore plus vrai pour la langue que j’écris, n’est pas ma langue maternelle, cette langue, celle de ma mère, qui parlait mal. Cette langue qui le plus souvent ne trouvait pas ses mots, qui en manquait et qui se perdait dans la profération, dans l’injure et dans la colère qui ne sait que serrer les dents pour ne pas exploser, qui inspire au lieu d’expirer et qui implose. La langue de ma mère ne savait que sommer ! Non pas « obliger à dire », car c’était une langue sourde, mais obliger tout court. Une langue avec un seul mode : l’impératif. Une langue de l’ordre, pour l’ordre, l’ordre pour l’ordre, qui ordonne dans le seul but que l’ordre règne. Et donc se taire ? Oui, qu’elle se taise donc cette langue maternelle ! Ma langue maternelle, au sens propre de l’expression, la langue de ma mère était pauvre et le manque de mots était la cause de ses furies, de ses colères. Les mots lui manquaient, qui l’auraient aidé à mettre du sens sur le mal qui la rongeait, ce mal dont est la proie chaque être humain, ces maux que les mots permettent d’apaiser. L’absence de mots pour dire empêche de traquer le mal, de le débusquer, et c’est un cercle vicieux, une visse sans fin qui tourne sans cesse et qui broie tout ce qui a le malheur d’en être happé, comme la visse sans fin d’un extracteur de jus qui sépare pulpe et liquide, le manque de mots brise, mâche et rejette d’un côté os, chair, organes et merde confondus et de l’autre un brouet où se mélangent sang, gras de moelle, bile, sucs en tout genre et pisse. Nous étions, mes frères et moi, surtout moi, l’aîné, les proies toute indiquées de la broyeuse de ma mère. Pourtant, ses colères ne se passaient pas de mots. Ils en étaient même le climax. Elle giflait – elle avait la main leste comme on dit -, elle portait des coups comme elle pouvait, là où elle pouvait parce qu’à force, on savait plus ou moins l’éviter ou la fuir. Je savais que lorsque, alors complètement hors d’elle, sans plus aucune retenue, la bouche déformée par la furie et la haine, résonnaient haut et fort : « Saloperie ! Pourriture ! Ordure ! », comme le clairon avant la charge de la cavalerie, il était temps de me carapater, ça allait barder pour mon matricule. « Saloperie ! Pourriture ! Ordure ! ». Je ne suis plus certain de l’ordre dans lequel se déployait le triptyque. « Saloperie ! Pourriture ! Ordure ! », ai-je choisi parmi les six possibles – j’ai fait des probabilités ! -, un choix arbitraire, succession qui me semble plus harmonieuse à l’oreille, si j’ose dire !, qui permet à ces trois termes de rugir de toute la gueule, de découvrir mâchoires dans toute leur amplitude, de faire fulgurer tout le tranchant de leurs crocs. « Saloperie ! Pourriture ! Ordure ! » : je ne comprenais pas ces signifiants mais le signifié suffisait à me les faire comprendre. Ils étaient aboyés, il s’agissait de me terroriser, ils étaient injures sans que je susse qu’ils l’étaient. L’arbitraire du signifié, lui aussi, se carapatait. Le « p » consonne occlusive appelée aussi explosive (!) associée à ces allitérations de « r », consonne vibrante, comme grognement de la bête, du chien avant l’aboiement, c’étaient les sons qui m’enseignaient le sens de ces mots. Je suis persuadé que ma mère utilisait ces mots plus pour leur fracas que pour leur définition. Ces mots étaient plus vociférations qu’insultes dans sa bouche et a fortiori à mon oreille. Elle aurait pu tout aussi bien dire « Salpêtre ! Paratonnerre ! Ardeur ! ». Pendant des années d’ailleurs quand je me remémorais ces mots, je n’allais pas plus loin que leur écho sonore. Je n’étais pas affecté par leur signification. Je ne me souvenais plus des coups et les vibrations de l’air, même un peu fortes, n’affectaient pas la sensibilité de mes oreilles déjà mises à rude épreuve. En effet, on avait l’habitude d’entendre passer, pas très haut au-dessus de nos têtes, des chasseurs supersoniques qui avaient décollé de la base aérienne de l’OTAN située en Belgique. Passant le mur du son, la déflagration que cela provoquait faisait vibrer les fenêtres, pauvres fenêtres bien fines à l’époque, au simple vitrage, dont on pouvait voir la déformation sous l’onde de choc, et même trembler les murs. Mais, un avion supersonique jamais ne sortira de la bouche de votre mère.

Remarquez que j’introduisais la langue de mon père sous le même mode, l’impératif, sous la forme d’un mot d’ordre : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! ». J’étais bien loin de la poésie ! Bien loin de l’Art poétique de Verlaine. « Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. » J’étais lourd et faux. Je pourrais reprendre à mon compte tout le poème de Verlaine pour en faire mon art politique.

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
lus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Ou l’Indécis au Précis se joint.

C’est de beaux yeux derrière des voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi ;
C’est par un ciel d’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la couleur, rien que la Nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !

Prend l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on y veille, elle ira jusqu’où ?

Ô qui dira les torts de la Rime !
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.

Je n’étais qu’un adolescent qui découvrait le monde des adultes, et celui que me faisait découvrir mon professeur de français me semblait à mille lieux de celui dans lequel j’avais grandi. J’étais décontenancé car mon monde s’écroulait, et j’avais honte d’admirer mon professeur de français car cela revenait à admirer le monde dans lequel il avait grandi, ce monde privilégié que, dans ma grossière compréhension des choses, je tenais pour responsable du malheur et de la misère des miens. Je me faisais complice de mon bourreau, et je n’avais que des armes rudimentaires pour tenter d’éloigner cet ennemi que je chérissais malgré moi. Alors, oui !, je me régalais de ce « Terroriste ! » lancé en pleine cour du lycée devant mes camarades de classe. Depuis que j’avais arrêté de jouer au football à treize ans, c’était la première fois que je me sentais exister. Oui, ma présence au monde était bien réelle ! « Terroriste », je prenais, je le faisais mien s’il fallait en passer par là pour être digne d’intérêt. Je quittais cette solitude dans laquelle je me sentais enfermée, et mon corps de fils d’ouvrier qui n’avait été jusque-là que bon à arrêter des ballons – j’avais été un gardien de but assez talentueux – sortait de la relégation qu’il s’était lui-même imposée. Et, si c’est grâce à mon intellect que je pointais le bout de mon nez, cependant le professeur ne s’était pas contenté de commenter ma copie mais avait tenu à faire se retourner le corps de celui qu’il attaquait de dos, c’est-à-dire dans la partie la plus fragile, la plus exposée, la moins protégée de sa chair. Il avait fallu que le professeur prononçât mon nom pour que je me retournasse, il est vrai. Toutefois, j’aurais pu refuser de me retourner. Si je le faisais, c’est parce que j’étais fier de pouvoir « terroriser » mon ennemi, et le fait qu’il me considérât comme un terroriste me persuadait que j’étais sur le bon chemin. La peur changeait de camp. J’avais enfin un nom à donner à ma solitude, à cette marginalité confuse que je ressentais en moi et en présence des autres, à mon impossibilité le plus souvent de prendre langue avec eux. Je sortais de la malédiction à laquelle Méphistophélès m’avait condamnée. (voir ici : https://www.legrandexil.com/la-parallele-des-reves-1/) Mais, c’était pour me livrer à une autre damnation en quelque sorte.

(à suivre)

1 https://www.jose-corti.fr/titres/un-balcon-en-foret.html
2 Le dos d’un livre : ce que les non spécialistes appellent à tort la tranche qui se trouve, elle, à l’opposée du dos.
3 Lectures d’enfance de Julien Gracq : Jules Verne, « mon primitif à moi », par Marie-Annick Gervais-Zaninger https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=846#ftn1
4 « Pourquoi la littérature respire mal », Préférences, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », tome I, 1989 (désormais noté O.C. I), p. 864-865.
5 René Char – Les Matinaux – 1950

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