25 janvier 2024

Fatalité du spectacle et spectacle de la fatalité

Par Philippe

« C’est du cinéma ! ». Dans une famille comme la mienne, cette phrase était prononcée comme une interjection. Elle signifiait qu’on n’y croyait pas. Tout ce qui sortait de la télévision était considéré comme de la fiction, du faux. On ne prenait pas au sérieux ce qui en émanait. La télévision nous parlait d’un monde que l’on ne connaissait pas, où l’infra monde n’apparaissait pas. Ou s’il apparaissait, c’est parce qu’il était en grève. On ne parlait de l’ouvrier que lorsqu’il était en grève ou lorsqu’il manifestait. Quand il n’était pas à ce qu’il devait être. C’est-à-dire un travailleur. L’ouvrier n’était pas un travailleur mais un manifestant, un gréviste. Un empêcheur de produire en rond. Il fallait l’invisibiliser, le mépriser. Il fallait absolument caché ce qui se passait dans les coulisses. Coulisse : « pièce de décoration qu’on fait avancer ou reculer lors des changements de scènes ». Lorsque Georges Marchais passait à la télévision, je ressentais le mépris affiché des journalistes à son égard, c’était une évidence qui me sautait aux yeux. Peut-être était-ce mon aptitude à l’empathie qui me faisait ressentir ce que ressentait mon père ? La télévision était un guet-apens pour l’ouvrier ou pour celui qui le représentait.

On avait changé de scène depuis les années 1970 et on avait fait reculer la pièce de décoration qu’était l’ouvrier. On était passé du Jour se lève (1939) à Un éléphant ça trompe énormément (1976). De la tragédie populaire à la farce petite bourgeoise. Du sérieux à la frivolité. Le héros prolétaire était remplacé par le bouffon couchemoyenne. Je ne comprenais rien aux mœurs des protagonistes d’Un éléphant. Je ne pouvais pas croire que ce genre de personnage existât dans la vraie vie, que l’on pût vivre avec une telle frivolité. Et je n’avais pas encore vu Le Jour se lève.

1939 : Ce fut d’abord, au quatrième palier, filtrée au travers de la porte, la rumeur étouffée de la discussion. Indistinctes d’abord, les voix se haussaient maintenant, croissant de ton et de violence. Derrière la porte fermée, il y eut sur l’instant le gros éclat de rire qui sonnait faux…
– Rigolade, alors ! C’est amusant comme les gens simples se font des idées compliquées sur les femmes !
Le rire reprit… on le sentait forcé jusqu’à la bravade et presque jusqu’au défi.
– Tais-toi ! Tais-toi ! hacha le crescendo incessant d’une réplique à bout de nerfs.
– Peut-être qu’elle t’aime, bien sûr ! mais moi, je lui plais ! Évidemment, c’est pas l’amour… de plaire… Ça vaut mieux parfois.
– Tais-toi ! ordonna encore la voix que la menace faisait trembler.
– Ah j’aurais eu tort de me gêner… et pourquoi ça ? J’aime bien la jeunesse… et puis c’est si facile… Tu souffres, hein et peut-être veux-tu savoir ? Alors voici, c’est simple… on ouvre une porte, on la referme et on éteint la lumière… et puis tiens, écoute encore…
Ce fut bien autre chose alors qu’on entendit : le martèlement d’une canne d’abord. Celle de l’aveugle qui rentrait au logis, comme chaque soir, à pareille heure, la nuit tombée. Cela, oui… et puis le claquement insolite, effrayant d’une détonation… Alors, et comme si la maison tout entière avait prêté l’oreille, il y eut le vide total d’un grand silence… puis une phrase surgit, que l’on sentait issue d’une bouche déjà crispée, au delà d’une gorge que la douleur serrait…
– Te voilà bien avancé, maintenant.
– Et toi ?1

1976 : Voici Étienne Dorsay juché sur la corniche d’un immeuble cossu du haut des Champs-Élysées, nu sous son peignoir trop juste. Il narre son aventure.
« Six semaines plus tôt, je n’étais qu’un homme sans aventure, calmement épris de sa famille et de sa patrie, et dont le regard ne faisait aucune embardée au passage des femmes. »

1939 : François se suicide dans sa chambre après avoir tué l’amant cynique de la femme qu’il aime venu le provoquer.

1976 : Étienne, réfugié sur le balcon de sa maîtresse alors le mari qu’elle lui avait caché rentre inopportunément, saute dans le vide où les pompiers l’attendent. « À vrai dire, je n’étais qu’au début de mon ascension », dit-il.

1939 et 1976 : la foule s’est amassée en bas dans la rue. 1939 : elle ne verra rien du drame. 1976 : la scène du balcon est retransmise en direct à la télévision.

*

Il avait cherché la vraie vie pendant toutes ces années. L’amour, la communion avec d’autres êtres. L’amour. Cette chose presque inconnue de lui, qui était même moins qu’un nom jusqu’à ce qu’il ait dix ou onze ans. Oui, l’amour aussi à dix ou onze ans. L’amour, la mort, fameux couple. Ces choses qui ne manquent pas tant qu’on n’en a pas suspecté l’existence, croit-on. Ce couple indispensable pour devenir un être humain, un vrai, un être rempli d’humanité.

Quelle chute quand on découvre par soi-même, incidemment, ce trésor qu’est l’amour, ce trésor dans lequel chacun peut puiser mais où beaucoup ne puisent pas. Et qu’importe si cette soudaine découverte est nimbée de mièvreries !

Le jeune garçon regardait très rarement la télévision, et encore moins souvent les programmes du soir…

Mais Joubert s’indigna contre lui-même. Un tel souvenir idiot, puéril, écœurant. Il fallait que cela s’arrête. C’était une mise en accusation de ses géniteurs. Ces pauvres gens condamnés à quatorze ans à prendre la musette, qui n’étaient pour leurs parents à eux qu’une bouche de plus à nourrir. Ils seraient aller le chercher où, l’amour ? Ils l’auraient rencontré où ? Et Joubert les envoyait sur le banc des accusés ! Il n’était pas assez fort, assez froid, assez fermé à la fausseté de ce monde. Incapable d’être implacable avec lui-même en premier. Sa sensiblerie héritée de son père – sa mère ne faisait pas de sentiment –, cette faiblesse le révulsait.

Il n’y tint plus et se leva de son banc, il piétina quelques fleurs du joli parterre. S’il se laissait aller, bientôt il aimerait ce lieu, cette ville et rêverait d’avoir eu des parents riches.

Mais, ce soir-là, s’il y avait eu un petit geste, rien qu’un infime signe de sa mère, de sa mère surtout, il eût été sauvé. Peut-être. Il ne pourrait jamais le savoir.

Il était assis, avachi dans le canapé avec ses parents, ses frères étaient déjà au lit. Pourquoi avait-il décidé de regarder la télé ce soir-là ? Pour interrompre le cours de sa solitude crépusculaire ? Un téléfilm américain, très médiocre. Il le regardait distraitement. Il en avait tout oublié. Mais il y avait eu cette scène. Cette scène dans laquelle parents et enfants d’une famille d’Américains moyens se lançaient des « je t’aime » à n’en plus finir. Cette scène qui venait après d’autres où l’on faisait assauts de tendresse entre géniteurs et rejetons. Nul besoin d’invoquer les arts majeurs, ni les dieux pour être embrasé par le besoin d’amour ! Joubert se retrouva englouti sous ces « je t’aime ». Il suffoquait. Il sentait monter en lui une gêne terrifiante, proche du malaise physique. Il se sentait mal pour lui, pour son père, pour sa mère. Il pensait que ses parents devaient trouver proprement dégoûtante, obscène cette débauche de je t’aime. Ce téléfilm était un acte d’accusation à l’encontre de ses parents. Le jeune garçon aurait voulu les entendre se défendre contre ce réquisitoire. Ces personnages de fictions – Américains ! -, qui se permettent de désigner ses parents à la vindicte. Un pur lynchage. Il haïssait cet enfant, ce père et cette mère télévisés qui se permettaient de faire la leçon à sa famille. Étalage outrancier de sentiments. Hypocrisie. Bien évidemment qu’on ne se comportait pas ainsi, avec tant d’impudeur.

Il lança des œillades furtives et répétitives à ses parents. Rien chez eux ne cillait. Ils avaient le regard éteint ; ce qui se passait à la télévision ne les atteignait pas. « Du cinéma ». Du ridicule, de la comédie. Du divertissement. Rien n’était à prendre au sérieux qui ne leur disait pas comment boucler la fin du mois. Le jeune garçon ne pouvait cesser ses coups d’œil, des rapides allers-retours entre l’écran et leurs regards. De la consolation… Être rassuré… Un seul geste, un seul mot de son père, de sa mère surtout, l’aurait tiré de l’angoisse qui l’accablait. Rien. Qu’ils lui disent ou lui fassent comprendre : « Tout ça, c’est que des foutaises ». Mais, non, rien. Que son angoisse. Pourquoi ne se révoltaient-ils pas contre ces Américains qui venaient troubler le calme d’une famille française avec leurs « je t’aime » répugnants. Des Américains privilégiés et arrogants, à l’aise dans leur maison spacieuse, immense, qui s’invitaient dans une famille d’ouvriers français à l’étroit dans le salon de leur logement HLM d’une pauvre province française. Faites-les taire, suppliait Joubert en silence. Un appel à l’aide. Un effrayant sentiment d’insécurité. Son monde s’effondrait. Il n’y tint plus et se précipita dans sa chambre. Il parvint à peine à retenir ses larmes en montant l’escalier. Le petit garçon était abandonné, perdu au fond de son lit. C’était cette famille américaine qui détenait la vérité. Oui, il fallait se jeter des « je t’aime » à n’en plus finir, il en voulait des « je t’aime » à n’en plus finir, et des caresses et des accolades, se jeter dans les bras de sa mère. Pas dans les bras de sa mère. Mais dans ceux de cette femme douce et tendre qui serrait fort son enfant à la télévision. Ses parents n’étaient pas des parents, ne seraient plus ses parents, les parents étaient ceux qui disaient « je t’aime ».

Chapitre 5 de Le Jeune homme et la mort, roman inédit.
Merci à Céline pour sa relecture.

*

1 https://www.marcel-carne.com/les-films-de-marcel-carne/1939-le-jour-se-leve/le-scenario-romance-paru-dans-le-film-complet-18-aout-1939/

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