16 août 2021

Le paradis perdu ?

Par Philippe

« Nous aurons été, si peu que ce soit, les témoins et les protagonistes de la troisième – et dernière ? – révolution technologique de la communication. Elle tient en un mot : dématérialisation. »

Pierre Bergounioux, Le Corps de la lettre

Le Corps de la lettre a ceci d’admirable, entre autres choses, en ce sens que Pierre Bergounioux n’y laisse pas même rien qu’affleurer la plus petite nostalgie. Il ne regrette pas l’époque de sa jeunesse en province où « La meilleure partie des bons livres manquait, ceux qui disent exactement les choses et, de ce fait, les changent. ». Bien au contraire : « Je donnerais tout pour reprendre au commencement avec les moyens que je n’aurai entrevus qu’à la fin. » nous avoue-t-il en conclusion de son livre. L’homme du livre, l’écrivain n’idéalise pas cet objet particulier que vendent les libraires parce qu’il écrit son essai avec l’appui du matérialisme historique. Il a compris la thèse de Marx sur le fétichisme de la marchandise contrairement aux libraires qui, malgré qu’ils en aient, sont des marchands comme les autres et un petit rouage ridicule, insignifiant pour le Capital. Ils ne doivent leur survie qu’à une loi d’exception qu’on a bien voulu leur accorder, loi qui perdure encore parce que le livre ne représente rien – mais vraiment rien du tout –, dans l’économie mondialisée, et parce qu’ils ont depuis trente ou quarante ans adhéré, fait la promotion, et ce presque unanimement, de l’idéologie dominante qui est toujours celle de la classe dominante. Les libraires revendiquent leur appartenance à la caste « supérieure ». Pour eux, le monde se divise entre ceux qui lisent (des livres) et ceux qui ne lisent pas. Ils étaient préparés à accepter ce que j’appellerai avec euphémisme la discrimination que représente la loi sur le laissez-passer sanitaire. D’ailleurs, je ne comprends pas que le Pouvoir ne leur ait pas imposé aussi dans leur magasin, juste retour pour leur adoubement « commerce essentiel ». Il est certain qu’ils l’auraient appliqué avec zèle. Ces faux progressistes – tout progressiste proclamé aujourd’hui est un escroc –, mais vrais réactionnaires, s’emploient, en France, pour des raisons corporatistes à empêcher que le livre numérique soit vendu à sa vraie valeur marchande, c’est-à-dire largement en-dessous du prix de la version papier. Ce qui est scandaleux, pour ne pas dire frauduleux. Ils se battent vainement contre cette troisième révolution qui les balaiera à très moyen terme.

Bergounioux a compris que le livre était le fruit de rapports sociaux et non pas un outil qui favorise le « lien social » comme aiment dire les « progressistes ». « L’histoire, la lutte des classes commence avec l’agriculture. (…). La chair ne se conserve pas. Les grains, si. Et alors les forts, les trompeurs, les méchants, qui ne pouvaient pas ne pas observer la règle du partage, le principe égalitaire tant que la vie du groupe et la leur étaient subordonnées à la poursuite quotidienne du gibier, vont donner carrière à leur mauvais penchants. Lorsque la subsistance est assurée par des plantes, qu’on récolte d’un coup et pour l’année, la violence et la fraude ont le champ libre. L’écriture va naître. Elle est leur fille. Et un peu plus loin, quand il parle des premières « tablettes d’argile couvertes d’inscriptions cunéiforme » : « la quasi-totalité des pièces sont de nature économique, des contrats, c’est-à-dire des actes de défiance, ratifiant l’achat, la location, le prêt d’esclaves, de bétail, de terre, de semence, des reconnaissances de dettes(…). Le plus puissant instrument d’exploration, de libération dont nous disposions, l’écriture, fut d’abord un moyen d’oppression dans les empires hydrauliques de l’Antiquité. Il est né du travail forcé dans les premières sociétés historiques tripartites qui opposent, d’un côté, les guerriers et les prêtres à la grande masse, de l’autre, les travailleurs ».

L’écriture et le livre sont des enfants de l’histoire. « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel. », écrit Karl Marx dans Misère de la philosophie. La pensée de Marx n’était pas aussi schématique qu’elle en a l’air ici. Il voulait dire par là que c’est de l’infrastructure (tout ce qui est relatif à la production matérielle) que découle la superstructure (toutes les productions immatérielles : politique, droit, religion, morale, philosophie, etc.).

Bergounioux ne fait qu’évoquer rapidement la deuxième révolution de l’écriture : l’invention de l’imprimerie. Cette deuxième révolution dont les libraires sont les enfants. C’est pourquoi j’aimerais revenir sur celle-ci qui a permis l’émergence et le développement de l’idéologie humaniste comme le numérique serait l’avènement du transhumanisme. Mais, je suis persuadé qu’avec le recul, les historiens futurs, s’il y en a encore, trouveront un terme plus juste pour qualifier notre époque.

Ainsi, rappelons au préalable que l’humanisme est une invention du XIXe siècle. Le terme est créé et surtout popularisé par des intellectuels « progressistes », thuriféraires comme Michelet, de la Révolution française et de celle de l’industrie, et qui vont créer la légende d’un Moyen âge obscur où dominent les superstitions, l’irrationalité. Il écrit : « L’état bizarre et monstrueux, prodigieusement artificiel, qui fut celui du Moyen Âge, n’a d’argument en sa faveur que son extrême durée, sa résistance obstinée au retour de la nature. […] Ainsi dure le Moyen Âge, d’autant plus difficile à tuer qu’il est mort depuis longtemps. Pour être tué, il faut vivre. Que de fois il a fini ! […] Et définitivement, le Moyen Âge agonise aux quinzième et seizième siècles, quand l’imprimerie, l’Antiquité, l’Amérique, l’Orient, le vrai système du monde, ces foudroyantes lumières, convergent leurs rayons sur lui. […] ». Il est certain que Michelet et d’autres se sont identifiés à ces intellectuels de la Renaissance, d’origine bourgeoise comme eux – Guillaume Budé, prince des humanistes, fut prévôt des marchands de Paris. D’ailleurs, Michelet met l’imprimerie, une invention technique, au même niveau que des notions abstraites comme l’Antiquité, et l’inclut « dans le vrai système du monde ». Sans le livre et peut-être aussi sans les principes pédagogiques humanistes, Michelet ne serait pas Michelet, l’auteur tel qu’il existe au XIXe siècle doit tout à l’imprimerie. Le XIXe siècle – qui retourne voir du côté de l’Antiquité – où prédomine un anticléricalisme car la religion (catholique) est considérée comme trop corrompue avec l’Ancien Régime est un siècle qui cousine et même fraternise avec le XVIe siècle. Le siècle de l’industriel libéral tutoie celui du marchand des XV et XVIe siècle qui allait de Flandre en Italie en passant par le carrefour mosello-rhénan. Là justement où Gutenberg a créé sa presse à caractères mobiles au plomb parce que c’est ici que l’extraction minière et l’industrie métallurgique connaissent un énorme développement, et aussi et peut-être surtout là que l’on produit du papier en quantités importantes. Le papier qui permet des livres plus légers et de formats plus petits, plus faciles à transporter. Strasbourg, et toute la région, est l’une des places de marché les plus riches d’Europe. Les routes qui permirent au livre de se diffuser et à Érasme de voyager en Europe sont celles qu’ont tracées les marchands de draps flamands ou ceux des vins d’Alsace. L’humanisme doit son succès historique au développement d’infrastructures qui lui préexistaient. Certes Pétrarque n’a pas eu besoin de Gutenberg pour être Pétrarque. Mais, la philologie se serait-elle développée sans la diffusion des textes et leurs traductions de grande ampleur ? De trente mille titres et quinze millions d’exemplaires entre 1450-1500, on passe entre 1500 et 1600 à cente cinquante mille titres et cent cinquante millions d’exemplaires. On imagine bien que la production des scriptoria ne pouvait pas rivaliser.

On pourrait insister sur les progrès que l’imprimerie fait faire à l’écriture en quelque sorte. Les typographes inventent la ponctuation, des polices de caractères qui permettent de rendre le texte plus facilement lisible. Ils rencontrent les philologues dans leur préoccupation commune d’être au service du texte original et de le débarrasser de tout ce qui empêche sa connaissance directe : ni glose, ni commentaire.

Et bien sûr, il ne faudrait pas oublier Luther et la Réforme. Il n’était certes pas le premier moine à se révolter au sein de l’Eglise. Mais, si ces 95 thèses ont connu une telle renommée c’est parce qu’elles ont été imprimées et diffusées en grandes quantités. L’impression devenant une arme à double tranchant : elle lui permettait de pouvoir compter sur un débat au grand jour et sur de possibles soutiens mais elle l’exposait aussi ouvertement à une condamnation publique. Cela ne pouvait plus se régler comme on réglait habituellement les questions théologiques. Un débat théologique devenait débat politique et publique.

Pour terminer ce tour forcément trop rapide des liens plus qu’étroits qui unissent humanisme et imprimerie, on pourrait retourner la question, à savoir : que doit l’imprimerie à l’humanisme ? Érasme passa peut-être le quart de sa vie sur le marbre à corriger des épreuves. Plus que l’imprimerie, c’est un imprimeur en particulier qui doit beaucoup à cet humaniste unique, le plus grand de tous, qui confessait : « (…) je me suis laissé mettre le bât. » quand il se résignait à répondre à une ultime demande de Froben. L’imprimerie était une industrie qui exploitait autant le travail intellectuel que manuel. Le travail soigné d’Erasme a permis a Froben de gagner en crédibilité par rapport aux copistes. Mais, Erasme est peut-être l’arbre qui cache la forêt car ce grand esprit nous fait oublier qu’il y avait deux types d’humaniste : les « antiquisants » dont il faisait partie et les juristes. Je ne sais si cela était fait mais si ce n’était pas le cas, il y aurait une étude à réaliser sur la proportion entre textes antiques et textes juridiques publiées au XVIe siècle. Lyon qui était une place forte commerciale en Europe était une grande consommatrice de papiers imprimés. Les marchands étaient friands des fascicules de jurisprudence qui y arrivaient et qui concernaient leur négoce. Mais, peut-être faudrait-il réserver le terme « humanistes » aux antiquisants ? Et ainsi, nous resterions dans la vision de Michelet et oublierons des personnages comme Jean Bodin, grand juriste, considéré comme le théoricien de la monarchie absolue. Esprit moderne, esprit de son époque qui inspira jusqu’à Locke ou Hobbes, mais auteur d’un livre De la démonomanie des sorciers que j’ai lu en partie, livre que n’aurait pas renié le plus obscur des obscurantistes moyenâgeux que pourfend Michelet et qui, grâce à sa diffusion, fut souvent utilisé pour reconnaître et juger les prétendues sorcières dont les procès connurent leur « apogée », si je puis dire, dans la deuxième moitié du XVI e siècle.

Surtout, il ne faudrait pas oublier que l’imprimerie dès le départ fut un lieu d’affrontement de classes. Le travail y était pénible, l’exploitation immense. Ainsi, Gérard Vindt écrit1 : « Au début du XVIe siècle, Lyon est l’un des principaux centres européens de l’imprimerie. Autour de cette nouvelle technologie, arrivée dans la ville dès 1472 via l’Allemagne et la Suisse, s’est développée une corporation prestigieuse : compagnons, compositeurs et correcteurs arborent une dignité professionnelle… et se battent pour la faire reconnaître. Au printemps 1539, ils entament une grève pour faire valoir des revendications portant notamment sur les rémunérations, la nourriture du midi (qui se dégrade), les conditions de travail et l’utilisation abusive d’apprentis par le patronat. »

Bergounioux a raison de parler de troisième révolution. Mais, nous verrons prochainement que celle-ci est moins « dématérialisée » qu’elle n’y paraît.


1GÉRARD VINDT, HISTOIRE 1539, le « grand tric » des imprimeurs, ALTERNATIVES ECONOMIQUES N°342, 1er janvier 2015

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